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LUNDI 6 JUIN
ERIKA BERGER SE RÉVEILLA A 6 HEURES le lundi. Bien qu’elle n’ait guère dormi plus d’une heure, elle se sentait remarquablement reposée. Elle supposa que c’était une sorte de réaction physique. Pour la première fois depuis plusieurs mois, elle mit son jogging et se lança au pas de course sérieux jusqu’à l’appontement du bateau à vapeur. C’est-à-dire avec fougue pendant une centaine de mètres, avant que son talon blessé la fasse tant souffrir qu’elle dut diminuer l’allure et continuer sur un rythme plus calme. A chaque pas, elle prenait plaisir à la douleur dans le talon.
Elle se sentait littéralement ressuscitée. C’était comme si la Faucheuse était passée devant sa porte, puis avait changé d’avis au dernier moment et était entrée chez les voisins. Elle n’arrivait même pas à comprendre comment elle avait pu avoir la chance inouïe que Peter Fredriksson ait gardé les photos pendant quatre jours sans rien en faire. Qu’il les ait scannées indiquait bien qu’il avait quelque chose en tête, sauf qu’il n’avait pas encore pris d’initiative.
Quoi qu’il en soit, elle allait faire un cadeau de Noël cher et surprenant à Susanne Linder cette année. Elle allait lui trouver quelque chose de vraiment original.
A 7 h 30, elle laissa Lars continuer à dormir, monta dans sa BMW et se rendit à la rédaction de SMP à Norrtull. Elle mit sa voiture dans le garage, prit l’ascenseur pour la rédaction et s’installa dans sa cage en verre. Sa première mesure fut d’appeler un technicien de surface.
— Peter Fredriksson a démissionné de SMP avec effet immédiat, dit-elle. Il faudra trouver un grand carton et vider les objets personnels de son bureau, puis veiller à ce que ça soit porté chez lui dans la matinée.
Elle contempla le pôle Actualités. Lukas Holm venait d’arriver. Il croisa son regard et lui adressa un hochement de tête.
Elle le lui rendit.
Holm était un sale con, mais après leur prise de bec quelques semaines auparavant, il avait cessé de faire des histoires. S’il continuait à montrer la même attitude positive, il allait peut-être survivre comme chef des Actualités. Peut-être.
Elle sentit qu’elle allait pouvoir renverser la vapeur.
A 8 h 45, elle aperçut Borgsjö quand il sortait de l’ascenseur pour disparaître par l’escalier intérieur en direction de son bureau à l’étage au-dessus. Il faut que je lui parle dès aujourd’hui.
Elle alla chercher du café et consacra un moment au planning du matin. C’était un matin pauvre en nouvelles. Le seul texte d’intérêt était un entrefilet annonçant de façon neutre que Lisbeth Salander avait été transférée à la maison d’arrêt de Göteborg dimanche. Elle donna le feu vert à l’article et l’envoya par mail à Lukas Holm.
A 8 h 59, Borgsjö appela.
— Berger. Venez dans mon bureau tout de suite.
Puis il raccrocha.
Magnus Borgsjö était livide quand Erika Berger ouvrit sa porte. Il était debout et se tourna vers elle, puis il lança une pile de papiers sur le bureau.
— C’est quoi cette foutue merde ? lui hurla-t-il.
Le cœur d’Erika Berger tomba comme une pierre dans sa poitrine. Un simple coup d’œil sur la couverture lui suffit pour savoir ce que Borgsjö avait trouvé dans le courrier du matin.
Fredriksson n’avait pas eu le temps de s’occuper des photos. Mais il avait eu le temps d’envoyer l’article de Henry Cortez à Borgsjö.
Elle s’assit calmement devant lui.
— C’est un texte que le journaliste Henry Cortez a écrit et que le journal Millenium avait projeté de publier dans le numéro qui est sorti il y a une semaine.
Borgsjö eut l’air désespéré.
— C’est quoi ces putains de manières ? Je t’ai fait entrer à SMP et la première chose que tu fais, c’est de manœuvrer dans mon dos. Tu es quoi, une espèce de foutue pute des médias ?
Les yeux d’Erika Berger s’étrécirent et elle devint toute glacée. Elle en avait assez du mot « pute ».
— Tu crois vraiment que quelqu’un va prêter attention à ça ? Tu crois que tu peux me faire tomber en racontant des conneries ? Et pourquoi me l’envoyer de façon anonyme, bordel de merde ?
— Ce n’est pas comme ça que ça s’est passé, Borgsjö.
— Alors, raconte comment.
— Celui qui t’a envoyé ce texte de façon anonyme, c’est Peter Fredriksson. Je l’ai viré de SMP hier.
— De quoi tu me parles, là ?
— C’est une longue histoire. Mais ça fait plus de deux semaines que je retarde ce texte sans savoir comment aborder le problème avec toi.
— C’est toi qui es derrière le texte.
— Non, ce n’est pas moi. Henry Cortez a fait des recherches et il l’a écrit. J’ignorais tout de la chose.
— Et tu voudrais que je te croie ?
— Dès que mes collègues à Millenium ont réalisé que tu figurais dans le texte, Mikael Blomkvist a arrêté la publication. Il m’a appelée et m’a donné une copie. C’était pour me ménager. On m’a volé cette copie et maintenant elle s’est retrouvée ici chez toi. Millenium tenait à ce que j’aie l’occasion d’en parler avec toi avant qu’ils publient. Ce qu’ils ont l’intention de faire dans leur numéro d’août.
— Je n’ai jamais rencontré un journaliste à ce point dépourvu de scrupules. Tu l’emportes haut la main.
— Bon. Maintenant que tu as lu le reportage, tu as peut-être parcouru l’index des références aussi. L’histoire de Cortez tient la route, jusqu’à l’imprimerie. Et tu le sais.
— C’est censé vouloir dire quoi ?
— Si tu es toujours le président du CA quand Millenium lancera l’impression, ça va nuire à SMP. Je me suis creusé la tête en long et en large pour essayer de trouver une solution, mais je n’en trouve pas.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Il faut que tu démissionnes.
— Tu plaisantes ? Je n’ai commis absolument aucune infraction à la loi.
— Magnus, tu ne réalises donc pas l’étendue de cette révélation. Ne m’oblige pas à convoquer le conseil d’administration. Ce serait trop pénible.
— Tu ne vas rien convoquer du tout. Tu as fait ton temps à SMP.
— Désolée. Seul le conseil d’administration peut me mettre à la porte. Je pense que tu devras convoquer un conseil extraordinaire. Je proposerais dès cet après-midi.
Borgsjö contourna le bureau et se plaça si près d’Erika Berger qu’elle sentit son haleine.
— Berger… il te reste une chance de survivre à ceci. Tu vas trouver tes foutus copains de Millenium et t’arranger pour que cet article ne soit jamais imprimé. Si tu mènes bien ta barque, je peux envisager d’oublier ce que tu as fait.
Erika Berger soupira.
— Magnus, tu ne comprends donc pas que c’est sérieux. Je n’ai pas la moindre influence sur ce que Millenium va publier. Cette histoire sera rendue publique quoi que je dise. La seule chose qui m’intéresse est de savoir quel effet elle aura sur SMP. C’est pour ça que tu dois démissionner.
Borgsjö mit les mains sur le dossier de la chaise et se pencha vers elle.
— Tes potes à Millenium réfléchiront peut-être deux fois s’ils savent que tu seras virée à l’instant où ils rendront publiques ces conneries.
Il se redressa.
— Je pars pour une réunion à Norrköping aujourd’hui. Il la regarda puis ajouta un mot en appuyant dessus. SveaBygg.
— Ah bon.
— Quand je serai de retour demain, tu m’auras laissé un rapport précisant que cette affaire est réglée. C’est compris ?
Il mit sa veste. Erika Berger le contempla, les yeux mi-clos.
— Mène cette affaire joliment et tu survivras peut-être chez SMP. Dégage de mon bureau maintenant.
Elle se leva et retourna à la cage en verre, et resta totalement immobile sur sa chaise pendant vingt minutes. Puis elle prit le téléphone et demanda à Lukas Holm de venir dans son bureau. Il avait tiré la leçon de ses erreurs passées et fut là dans la minute.
— Assieds-toi.
Lukas Holm haussa un sourcil et s’assit.
— Bon, alors qu’est-ce que j’ai fait de mal maintenant, demanda-t-il, ironique.
— Lukas, ceci est mon dernier jour de travail à SMP. Je démissionne, là tout de suite. Je vais appeler le vice-président et le reste du CA à une réunion de déjeuner.
Il la fixa avec un réel étonnement.
— J’ai l’intention de te recommander comme rédacteur en chef intérimaire.
— Quoi ?
— C’est OK pour toi ?
Lukas Holm se pencha en arrière dans le fauteuil et contempla Erika Berger.
— Je n’ai jamais voulu devenir rédacteur en chef, merde alors, dit-il.
— Je le sais. Mais tu as la poigne qu’il faut. Et tu passes sur des cadavres pour pouvoir publier un bon article. J’aurais simplement préféré que tu aies un peu plus de bon sens dans le crâne.
— Qu’est-ce qu’il s’est passé ?
— J’ai un autre style que toi. Toi et moi, on s’est tout le temps disputé sur l’orientation qu’il faut donner aux sujets et on ne s’entendra jamais.
— Non, dit-il. C’est vrai, on ne s’entendra jamais. Mais il se peut que mon style soit vieillot.
— Je ne sais pas si « vieillot » est le bon mot. Tu es un crack pour les Actualités mais tu te comportes comme un enfoiré. C’est tout à fait inutile. Ce qui nous a le plus divisés, par contre, c’est que tu as tout le temps soutenu qu’en tant que chef des Actualités, tu ne peux pas laisser des considérations d’ordre privé influencer l’évaluation des actualités.
Erika Berger sourit soudain méchamment à Lukas Holm. Elle ouvrit son sac et sortit l’original de l’article sur Borgsjö.
— Faisons un test de ton aptitude à évaluer des nouvelles. J’ai là un article que nous tenons de Henry Cortez, collaborateur à la revue Millenium. J’ai décidé ce matin que nous prendrons ce texte comme l’histoire phare de la journée.
Elle jeta le dossier sur les genoux de Holm.
— C’est toi le chef des Actualités. Ce sera intéressant d’entendre si tu partages mon évaluation.
Lukas Holm ouvrit le dossier et se mit à lire. Dès l’introduction, ses yeux s’élargirent. Il se redressa sur la chaise et fixa Erika Berger. Puis il baissa le regard et lut tout le texte du début à la fin. Il ouvrit la partie « références » et la lut attentivement. Cela lui prit dix minutes. Ensuite il reposa lentement le dossier.
— Ça va faire un putain de scandale.
— Je sais. C’est pour ça que c’est mon dernier jour de travail ici. Millenium avait l’intention de passer l’histoire dans le numéro de juin mais Mikael Blomkvist a arrêté les frais. Il m’a donné le texte pour que je puisse parler avec Borgsjö avant qu’ils publient.
— Et ?
— Borgsjö m’a ordonné d’étouffer l’histoire.
— Je comprends. Alors tu penses le publier à SMP par dépit.
— Non. Pas par dépit. C’est la seule issue. Si SMP publie l’article, nous avons une chance de sortir de cette embrouille avec l’honneur intact. Borgsjö doit partir. Mais ça signifie aussi que je ne peux pas rester.
Holm garda le silence pendant deux minutes.
— Merde alors, Berger… Je ne pensais pas que tu avais autant de couilles. Je ne pensais pas qu’un jour j’aurais à dire ça, mais si tu as autant de culot, je vais carrément regretter que tu t’en ailles.
— Tu pourrais arrêter la publication, mais si on l’approuve tous les deux, aussi bien toi que moi… Tu as l’intention d’y aller ?
— Oui, bien sûr qu’on va publier l’article. De toute façon, ça se saura tôt ou tard.
— Exact.
Lukas Holm se leva et resta hésitant devant le bureau d’Erika.
— Va bosser, dit Erika Berger.
ELLE ATTENDIT CINQ MINUTES après que Holm avait quitté la pièce avant de prendre le combiné et d’appeler Malou Eriksson à Millenium.
— Salut Malou. Tu as Henry Cortez dans les parages ?
— Oui. A son bureau.
— Tu peux le faire venir dans ton bureau et brancher le haut-parleur ? Il faut qu’on se concerte.
Henry Cortez fut sur place dans les quinze secondes.
— Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Henry, j’ai fait quelque chose d’amoral aujourd’hui.
— Ah bon ?
— J’ai donné ton article sur Vitavara à Lukas Holm, chef des Actualités ici à SMP.
— Oui…
— Je lui ai donné l’ordre de publier l’article demain dans SMP. Avec ta signature. Et tu seras évidemment payé. A toi de fixer le prix.
— Erika… c’est quoi ce bordel ?
Elle résuma ce qui s’était passé au cours des dernières semaines et raconta comment Peter Fredriksson avait failli l’anéantir.
— Putain ! dit Henry Cortez.
— Je sais que c’est ton article, Henry. Simplement, je n’ai pas le choix. Est-ce que tu peux nous suivre là-dessus ?
Henry Cortez garda le silence pendant quelques secondes.
— Merci d’avoir appelé, Erika. C’est OK si vous publiez l’article avec ma signature. Si c’est OK pour Malou, je veux dire.
— C’est OK pour moi, dit Malou.
— Bien, dit Erika. Est-ce que vous pouvez mettre Mikael au courant, je suppose qu’il n’est pas encore arrivé.
— Je parlerai à Mikael, dit Malou Eriksson. Mais, Erika, est-ce que ceci ne signifie pas que tu es au chômage dès aujourd’hui ?
Erika éclata de rire.
— J’ai décidé de prendre des vacances jusqu’à la fin de l’année. Crois-moi, ces quelques semaines à SMP étaient amplement suffisantes.
— Ce n’est pas une bonne idée de commencer à faire des projets de vacances, dit Malou.
— Pourquoi pas ?
— Tu pourrais faire un saut à Millenium cet après-midi ?
— Pourquoi ?
— J’ai besoin d’aide. Si tu voulais devenir rédac-chef ici, tu pourrais commencer dès demain matin.
— Malou, c’est toi qui es la rédactrice en chef de Millenium. Pas question qu’il en soit autrement.
— Bon, bon. Alors tu pourrais commencer comme secrétaire de rédaction, lança Malou en riant.
— Tu es sérieuse ?
— Enfin, merde, Erika, tu me manques au point que je suis en train de m’éteindre à petit feu. J’ai accepté ce boulot à Millenium entre autres pour avoir l’occasion de travailler avec toi. Et toi, tu t’en vas dans un autre journal.
Erika Berger resta sans rien dire pendant une minute. Elle n’avait même pas eu le temps de réfléchir à la possibilité de revenir à Millenium.
— Et je serais la bienvenue ? demanda-t-elle lentement.
— A ton avis ? J’imagine qu’on commencerait par une mégafête, et c’est moi qui l’organiserais. Et tu reviendrais exactement pile-poil au moment où on publierait tu sais quoi.
Erika regarda l’horloge de son bureau. 9 h 55. En une heure tout son monde avait basculé. Elle sentit subitement à quel point elle avait envie de monter de nouveau l’escalier de Millenium.
— J’ai deux-trois choses à faire ici à SMP dans les heures qui viennent. C’est bon, si je passe vers 16 heures ?
SUSANNE LINDER REGARDA DRAGAN ARMANSKIJ droit dans les yeux tandis qu’elle lui racontait exactement ce qui s’était passé au cours de la nuit. La seule chose qu’elle omit fut sa soudaine conviction que le piratage de l’ordinateur de Peter Fredriksson émanait de Lisbeth Salander. Elle s’en abstint pour deux raisons. D’une part, elle trouvait que ça faisait trop irréel. Et, d’autre part, elle savait que Dragan Armanskij était intimement lié à l’affaire Salander avec Mikael Blomkvist.
Armanskij écouta attentivement. Une fois son récit terminé, Susanne Linder attendit sa réaction en silence.
— Lars Beckman a appelé il y a une heure, dit-il.
— Aha.
— Lui et Erika Berger vont passer dans la semaine pour signer des contrats. Ils tiennent à remercier Milton Security pour son intervention et plus particulièrement la tienne.
— Je comprends. C’est bien quand les clients sont satisfaits.
— Il veut aussi commander une armoire sécurisée pour sa villa. On va boucler le pack d’alarmes et on l’installera au cours de la semaine.
— Bien.
— Il tient à ce qu’on facture ton intervention de ce weekend.
— Hmm.
— Autrement dit, ça va leur faire une addition salée.
— Aha.
Armanskij soupira.
— Susanne, tu es consciente que Fredriksson peut aller voir la police et porter plainte contre toi pour une foule de choses.
Elle hocha la tête.
— Certes, il se ferait coincer lui-même aussi, et en beauté, mais il peut estimer que le jeu en vaut la chandelle.
— Je ne pense pas qu’il ait assez de couilles pour aller voir la police.
— Soit, mais tu as agi en dehors de toutes les instructions que je t’ai données.
— Je le sais, dit Susanne Linder.
— Alors, d’après toi, comment dois-je réagir ?
— Il n’y a que toi qui puisses le décider.
— Mais comment tu trouves, toi, que je devrais réagir ?
— Ce que je trouve n’a rien à voir. Tu peux toujours me virer.
— Difficilement. Je ne peux pas me permettre de perdre un collaborateur de ton calibre.
— Merci.
— Mais si tu me refais un truc pareil à l’avenir, je serai très, très fâché.
Susanne Linder hocha la tête.
— Qu’est-ce que tu as fait du disque dur ?
— Il est détruit. Je l’ai coincé dans un étau ce matin et je l’ai réduit en miettes.
— OK. Alors on tire un trait sur cette affaire.
ERIKA BERGER PASSA LA MATINÉE à téléphoner aux membres du CA de SMP. Elle trouva le vice-président dans sa maison de campagne à Vaxholm et réussit à lui faire accepter de monter dans sa voiture et de venir à la rédaction au plus vite. Après le déjeuner, un CA fortement réduit se réunit. Erika Berger consacra une heure à rendre compte de l’origine du dossier Cortez et des conséquences qu’il avait eues.
Comme on pouvait s’y attendre, quand elle eut fini de parler furent émises les propositions d’une solution alternative qu’on pourrait peut-être trouver. Erika expliqua qu’elle avait l’intention de publier l’article dans le numéro du lendemain. Elle expliqua aussi que c’était son dernier jour de travail et que sa décision était irrévocable.
Erika fit approuver et consigner deux décisions par le CA. Primo, qu’il serait demandé à Magnus Borgsjö de libérer immédiatement son poste et, deuzio, que Lukas Holm serait désigné rédacteur en chef intérimaire. Ensuite elle s’excusa et laissa les membres du conseil discuter la situation entre eux.
A 14 heures, elle descendit au service du personnel pour établir un contrat. Ensuite elle monta au pôle Culture et demanda à parler au chef Culture Sebastian Strandlund et à la journaliste Eva Carlsson.
— J’ai cru comprendre qu’ici à la Culture vous tenez Eva Carlsson pour une journaliste compétente et douée.
— C’est exact, dit Strandlund.
— Et dans les demandes de budget de ces deux dernières années, vous avez demandé que la rubrique soit renforcée d’au moins deux personnes.
— Oui.
— Eva, considérant la correspondance dont tu as été victime, il y aura peut-être des rumeurs désagréables si je t’offre un poste fixe. Ça t’intéresse toujours ?
— Evidemment.
— Dans ce cas, ma dernière décision ici à SMP sera de signer ce contrat d’embauché.
— Dernière ?
— C’est une longue histoire. Je pars aujourd’hui. Je vais vous demander de garder ça pour vous pendant une petite heure.
— Qu’est-ce…
— Il y a une conférence dans un instant.
Erika Berger signa le contrat et le glissa vers Eva Carlsson de l’autre côté de la table.
— Bonne chance, dit-elle en souriant.
— L’HOMME INCONNU D’UN CERTAIN ÂGE qui participait samedi à la réunion chez Ekström s’appelle Georg Nyström, et il est commissaire, dit Rosa Figuerola en plaçant les photos sur le bureau devant Torsten Edklinth.
— Commissaire, marmonna Edklinth.
— Stefan l’a identifié hier soir. Il est arrivé en voiture à l’appartement dans Artillerigatan.
— Qu’est-ce qu’on sait sur lui ?
— Il vient de la police ordinaire et il travaille à la Säpo depuis 1983. Depuis 1996, il a un poste d’investigateur avec responsabilité engagée. Il fait des contrôles internes et des vérifications d’affaires déjà bouclées par la Säpo.
— Bon.
— Depuis samedi, en tout six personnes présentant un intérêt ont franchi la porte. A part Jonas Sandberg et Georg Nyström, il y a Fredrik Clinton dans l’immeuble. Il est allé à sa dialyse ce matin en transport sanitaire.
— Qui sont les trois autres ?
— Un dénommé Otto Hallberg. Il a travaillé à la Säpo dans les années 1980 mais il appartient en fait à l’état-major de la Défense. Il est dans la marine et le renseignement militaire.
— Aha. Comment ça se fait que je ne sois pas surpris ?
Rosa Figuerola posa une nouvelle photo.
— On n’a pas encore identifié celui-ci. Il a déjeuné avec Hallberg. On verra si on peut l’identifier quand il rentrera chez lui ce soir.
— OK.
— Mais c’est ce gars-là qui est le plus intéressant.
Elle posa une nouvelle photo sur le bureau.
— Je le reconnais, dit Edklinth.
— Il s’appelle Wadensjöö.
— C’est ça. Il travaillait pour la brigade antiterrorisme il y a une quinzaine d’années. Général de bureau. Il était un des candidats pour le poste de chef suprême ici à la Firme. Je ne sais pas ce qui lui est arrivé.
— Il a démissionné en 1991. Devine avec qui il a déjeuné il y a une heure.
Elle plaça la dernière photo sur le bureau.
— Le secrétaire général Albert Shenke et le chef du budget Gustav Atterbom. Je veux une surveillance de ces individus jour et nuit. Je veux savoir exactement qui ils rencontrent.
— Ce n’est pas possible. Je n’ai que quatre hommes à ma disposition. Et il faut que quelqu’un travaille sur la documentation.
Edklinth hocha la tête et se pinça pensivement la lèvre inférieure. Au bout d’un moment, il regarda de nouveau Rosa Figuerola.
— Il nous faut davantage de personnel, dit-il. Est-ce que tu penses pouvoir contacter l’inspecteur Jan Bublanski discrètement et lui demander s’il peut envisager de dîner avec moi aujourd’hui après le boulot ? Disons vers 19 heures.
Edklinth tendit le bras pour prendre le téléphone et composa un numéro de tête.
— Salut, Armanskij. C’est Edklinth. J’aimerais te rendre ce dîner sympa que tu m’as offert l’autre jour… non, j’insiste. Vers 19 heures, ça te va ?
LISBETH SALANDER AVAIT PASSÉ LA NUIT à la maison d’arrêt de Kronoberg dans une cellule qui mesurait à peu près deux mètres sur quatre. L’ameublement était des plus modestes. Elle s’était endormie dans les cinq minutes après avoir été enfermée et s’était réveillée tôt le lundi matin pour obéir au thérapeute de Sahlgrenska et faire les exercices d’étirement prescrits. Ensuite elle avait eu droit au petit-déjeuner puis était restée assise en silence sur sa couchette à regarder droit devant elle.
A 9 h 30, on l’amena dans une pièce d’interrogatoire à l’autre bout du couloir. Le gardien était un homme âgé, petit et chauve, avec un visage rond et des lunettes à monture d’écaille. Il la traitait correctement et avec bonhomie.
Annika Giannini la salua gentiment. Lisbeth ignora Hans Faste. Ensuite elle rencontra pour la première fois le procureur Richard Ekström et passa la demi-heure suivante assise sur une chaise à fixer obstinément un point sur le mur un peu au-dessus de la tête d’Ekström. Elle ne prononça pas un mot et ne remua pas un muscle.
A 10 heures, Ekström interrompit l’interrogatoire raté. Il était agacé de ne pas avoir réussi à lui soutirer la moindre réponse. Pour la première fois, il fut saisi de doute en observant Lisbeth Salander. Comment cette fille mince qui ressemblait à une poupée avait-elle pu mettre à mal Magge Lundin et Benny Nieminen à Stallarholmen ? La cour serait-elle prête à accepter cette histoire, même s’il avait des preuves convaincantes ?
A midi, on servit à Lisbeth un déjeuner léger et elle utilisa l’heure suivante à résoudre des équations dans sa tête. Elle se concentra sur le chapitre « Astronomie sphérique » d’un livre qu’elle avait lu deux ans plus tôt.
A 14 h 30, on la reconduisit à la pièce d’interrogatoire. Cette fois-ci le gardien était une femme assez jeune. La pièce était vide. Elle s’assit sur une chaise et continua à réfléchir sur une équation particulièrement ardue.
Au bout de dix minutes, la porte s’ouvrit.
— Bonjour Lisbeth, salua amicalement Peter Teleborian.
Il sourit. Lisbeth Salander fut glacée. Les composants de l’équation qu’elle avait construite dans l’air devant elle s’écroulèrent par terre. Elle entendit les chiffres et les signes rebondir et cliqueter comme de réels petits morceaux concrets.
Peter Teleborian resta immobile une minute à l’observer avant de s’asseoir en face d’elle. Elle continua à fixer le mur. Au bout d’un moment, elle déplaça les yeux et affronta son regard.
— Je suis désolé que tu te retrouves dans une telle situation, dit Peter Teleborian. Je vais essayer de t’aider autant que je le pourrai. J’espère que nous allons réussir à instaurer une confiance mutuelle.
Lisbeth examinait chaque centimètre du type en face d’elle. Les cheveux ébouriffés. La barbe. Le petit interstice entre ses dents de devant. Les lèvres minces. La veste brune. La chemise au col ouvert. Elle entendait sa voix douce et perfidement aimable.
— J’espère aussi pouvoir mieux t’aider que la dernière fois où nous nous sommes rencontrés.
Il plaça un petit bloc-notes et un stylo sur la table devant lui. Lisbeth baissa les yeux et contempla le stylo. Un long cylindre argenté et pointu.
Analyse des conséquences.
Elle réprima une impulsion de tendre la main pour s’emparer du stylo.
Ses yeux se portèrent sur le petit doigt gauche de Teleborian. Elle vit un faible trait blanc à l’endroit où, quinze ans plus tôt, elle avait planté ses dents et serré si fort ses mâchoires qu’elle lui avait presque sectionné le doigt. Trois aides-soignants avaient dû joindre leurs efforts pour la tenir et lui ouvrir de force les mâchoires.
Cette fois-là, j’étais une petite fille terrorisée qui avait à peine entamé l’adolescence. Maintenant je suis adulte, je peux te tuer quand je veux.
Elle fixa fermement ses yeux sur un point du mur derrière Teleborian et ramassa les chiffres et signes mathématiques qui avaient dégringolé par terre, et posément elle recommença à disposer l’équation.
Le Dr Peter Teleborian contempla Lisbeth Salander avec une expression neutre. Il n’était pas devenu un psychiatre internationalement respecté parce qu’il manquait de connaissances sur l’être humain. Il possédait une bonne capacité de lire les sentiments et les états d’âme. Il sentit qu’une ombre froide parcourait la pièce, mais il interpréta cela comme un signe de peur et de honte chez la patiente sous la surface immuable. Il prit cela comme l’indication positive qu’elle réagissait malgré tout à sa présence. Il était satisfait aussi qu’elle n’ait pas modifié son comportement. Elle va se saborder elle-même au tribunal.
LA DERNIÈRE MESURE D’ERIKA BERGER à SMP fut de s’asseoir dans la cage en verre et d’écrire un compte rendu à tous les collaborateurs. Elle était passablement irritée en commençant et, malgré elle, cela se traduisit par trois mille signes dans lesquels elle expliquait pourquoi elle démissionnait de SMP et donnait son avis sur certaines personnes. Puis elle effaça tout et recommença sur un ton plus neutre.
Elle ne mentionna pas Peter Fredriksson. Le faire risquait d’attirer l’attention générale sur lui et les véritables motifs disparaîtraient sous les gros titres parlant de harcèlement sexuel.
Elle donna deux raisons. La plus importante était qu’elle avait rencontré une résistance massive de la direction à sa proposition que les chefs et les propriétaires baissent leurs salaires et dividendes. Du coup, elle aurait été obligée de démarrer à SMP en opérant des coupes sombres dans l’effectif du personnel. Et cela, elle le tenait non seulement pour une violation des perspectives qu’on lui avait fait miroiter quand elle avait accepté ce boulot, mais aussi pour une mesure rendant impossibles toutes les tentatives de changements à long terme et de renforcement du journal.
La seconde raison était la révélation concernant Borgsjö. Elle expliqua qu’on lui avait ordonné d’occulter l’histoire et que cela ne relevait pas de sa mission. Cela impliquait néanmoins qu’elle n’avait pas le choix, il lui fallait quitter la rédaction. Elle termina en constatant que le problème de SMP ne se trouvait pas dans son personnel mais dans sa direction.
Elle relut son compte rendu, corrigea une faute d’orthographe et l’envoya par mail à tous les employés du groupe. Elle en fit une copie qu’elle envoya à Pressens tidning et à l’organe syndical Journalisten. Puis elle rangea son ordinateur portable dans la sacoche et alla trouver Lukas Holm.
— Bon, ben, ciao, dit-elle.
— Ciao, Berger. C’était une galère de travailler avec toi.
Ils échangèrent un sourire.
— J’ai une dernière requête, dit-elle.
— Quoi ?
— Johannes Frisk a travaillé sur une histoire pour moi.
— Et personne ne sait ce qu’il fout, d’ailleurs.
— Soutiens-le. Il a pas mal avancé déjà et je vais garder le contact avec lui. Laisse-le terminer son boulot. Je te promets que tu seras gagnant.
Il eut l’air d’hésiter. Puis il hocha la tête.
Ils ne se serrèrent pas la main. Elle déposa le passe de la rédaction sur le bureau de Holm, puis elle descendit dans le garage chercher sa BMW. Peu après 16 heures, elle se gara à proximité de la rédaction de Millenium.